jeudi 21 août 2014

8) JOURNAL DE BORD D'UN DIRECTEUR D'ECOLE


Octidi, 8

            Bientôt une nouvelle année scolaire. Et, comme d’habitude, en discutant avec les parents, je devrai tordre le cou à plusieurs idées reçues :
            1) Non, les professeurs d’école du CM2 ne sont pas plus diplômés que ceux qui enseignent au CP.
            2) Non, les professeurs d’école du primaire ne sont pas plus payés que ceux qui enseignent en maternelle.
            3) Non, nous n’avons pas de prime si les évaluations des élèves sont bonnes.
            4) Non, les classes de CM2 ne sont pas attribuées en priorité à des hommes.
            5) Non, le directeur ne choisit pas ses collègues.
            6) Non, notre hiérarchie ne nous conseille pas de nous marier entre collègues.
            7) Si, nous avons le droit de pratiquer une religion.
            8) Si, nous sommes payés pendant les vacances.
            9) Si, nos enfants ont parfois des difficultés scolaires.
            … Et, accessoirement,
            10) Non, même avec l’autorisation des parents, nous n’avons pas le droit de frapper les élèves !

***
  Septidi, 27

            Un intermittent du spectacle sue et s’agite vainement dans la salle polyvalente transformée en maison de Molière pour tenter de distraire nos élèves. La qualité de l’exhibition est à l’image du comédien : un peu obsolète et décrépite. Il a beau se démener sur la scène improvisée, le public reste de marbre. Et puis arrive l’élément perturbateur qui permettra aux écoliers de garder malgré tout un souvenir impérissable de cet après-midi artistique.
            Le dramaturge demande le silence à la salle et interroge :
            « Ecoutez bien ! Vous n’entendez rien ?... »
            Virginie, une innocente petite élève de CP, lâche alors involontairement un pet à effrayer un éléphant. Un fou rire incontrôlable s’empare de tous les spectateurs, enfants et adultes, qui ont sursauté en entendant la canonnade, puis eu le réflexe d’applaudir à la performance aussi inattendue que sonore de la petite souris. Même la partenaire de l’artiste ne peut retenir des gloussements. Seul le clown triste tient absolument à poursuivre sa pièce dont plus personne n’a à faire désormais.
            Il bafouille, s’énerve après son acolyte, après les jeunes spectateurs, après nous, enseignants, ce qui ne fait qu’amplifier l’hilarité générale. Il menace de tout arrêter. Le public n’en a cure, car le show se poursuit désormais dans la salle. Impossible d’endiguer le flot des éclats de rire qui rebondissent sur les murs pour en entraîner d’autres, encore plus forts. La représentation se termine en eau de boudin.
            Vexé, le cabotin plie bagage, encaisse son chèque et part vers d’autres aventures, continuant à se disputer avec sa partenaire qui, sacrilège, s’est rangée du côté des rieurs…

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Septidi, 7

            Je surveille la cour de récréation sous un beau soleil automnal.
            Mes yeux se portent sur Jonathan et Arnaud qui s’amusent comme des fous. J’entends leurs éclats de rire d’ici. Que la vie est douce à cet âge-là, loin, très loin des soucis du monde impitoyable et sans état d’âme qui les attend !
            Les deux copains slaloment entre les arbres. Ils ne sont plus dans une cour d’école mais sur un circuit de formule un ou sur une étape de rallye raid. Gare à ceux qui se risqueraient à traverser juste devant le bolide, son pilote et son co-pilote lancés à toute allure : pas sûr qu’ils en réchapperaient !
            Sensibilité excessive ? Cœur d’artichaut ? Toujours est-il qu’un trop-plein d’émotion me submerge. Des larmes me viennent aux yeux ; j’essaie de les dissimuler par discrétion…
            Arnaud, non-voyant et atteint de leucémie, a posé sa canne blanche sur les genoux de Jonathan, myopathe. Il pousse le fauteuil-roulant à toute vitesse, guidé par les cris enthousiastes de son copain.

***
           Nonidi, 9

            Vendredi 16h30. Ouf ! J’ai bien cru que la semaine ne finirait jamais ! Tandis que mes élèves rangent bruyamment et avec enthousiasme leurs affaires, je leur souhaite une bonne fin de semaine.
            Myrtille, dix ans et demi, future ethnologue, est une observatrice attentive des adultes. Elle s’est spécialisée dans l’étude des relations entre ses parents.
            Réaliste, fataliste, elle me prédit sa soirée de samedi :
            « Oh, m’sieur, je sais c’qui va s’passer. Demain y’a du foot. Alors mon père il va encore boire des canettes de bière et ma mère elle va encore lui crier dessus. Alors il va encore la taper et après elle va pleurer et il va l’embrasser et après ils vont coucher ensemble. »                                                

***
                       Quartidi, 14

            Contrôle de mathématiques. Je circule entre les rangs.
            Mon regard se porte sur le vieux cartable ouvert de Julien. Les cahiers réglementaires fournis par l’école y côtoient des bouts de pain, des radis, des morceaux de fromage et des clémentines. C’était le menu de la cantine de ce midi.
            Je me penche vers l’écureuil prévoyant qui sue sang et eau sur une addition à retenue et lui chuchote :
            « Tu ne crois pas que tu exagères ? Tu vas salir tes affaires ! Tu sais qu’on n’a pas le droit de sortir de la nourriture du self ! »
            Puis, toujours aussi délicat et fin psychologue, je termine par un trait d’humour ô combien pertinent :
            «  C’est pour ton chien ? »
            Le Gavroche est trop las pour avoir honte. Il me balance cette terrible réponse :
            « Non… C’est pour mes parents. »

***
Sextidi, 16

            Tiens, voilà Cosette !
            Cosette, c’est le surnom que l’on donne à une petite du CE2 d’Isabelle, dont les parents ont tout des Thénardier. La seule différence, c’est qu’elle est leur fille légitime. Mais tout aussi maltraitée.
            On est samedi matin. Cosette, rachitique aînée de cinq enfants, tire comme elle peut un gros sac en s’arrêtant tous les dix mètres pour souffler et le changer de main. Ce sont les courses pour la famille. Elle rapporte également des croissants tout chauds.
            Pour ses parents uniquement, bien sûr. Elle et ses cadets, dans le meilleur des cas, ont droit à du pain. Pour le reste, elle doit attendre que son papa accepte d’ouvrir le cadenas de la chaîne qui entoure le réfrigérateur et dont la clé pend à son cou. C’est-à-dire seulement lorsqu’elle a terminé de jouer à faire le ménage et la vaisselle.
            Cosette, au sourire indéfectible, est vêtue légèrement. Elle se réchauffera tout à l’heure, dans le deux-pièces familial : elle partage la salle de séjour avec son frère, ses deux sœurs et le rat albinos. Le bébé, lui, dort dans la chambre des parents, avec le python. Enfin, dans la nacelle du landau, pas dans le vivarium.
            Cosette, élève vive et intelligente, est très maladroite : elle tombe souvent dans les escaliers et se cogne régulièrement par mégarde dans une porte. Les services sociaux, curieux de nature, voudraient bien en savoir plus, mais le papa refuse de les laisser pénétrer leur intimité, et sa fille élude le sujet à chaque fois que nous l’abordons. Elle nous répète droit dans les yeux que tout va bien chez elle.
            A lundi, Cosette, sois sage cette fin de semaine ! Tu es tellement plus jolie lorsque ton visage est indemne ! Ne t’inquiète pas. Comme d’habitude, ta maîtresse te pardonnera beaucoup de choses et, même si c’est interdit, tu auras le droit de passer par les cuisines lorsque tu reviendras de la pause déjeuner.
            Pause que tu passes à effectuer la danse du buffet vide, dehors…

***

Septidi, 17
 
            Début d’après-midi. Le repas trop copieux (exceptionnellement, nous n’avons pas mangé à la cantine) et la douce tiédeur qui envahit mon bureau incitent à la sieste. Soyons raisonnable : si le téléphone sonne en plein sommeil, ce sera mauvais pour mon cœur. Autant sortir me dégourdir les jambes. J’effectue donc le tour de l’école, histoire de vérifier que tout va bien côté matériel et mobilier.
            En déambulant du côté des cuisines, j’aperçois un radiateur qui fuit encore. Je  sors mon portable et compose le numéro d’un responsable des services techniques de la ville. On ne sait jamais : peut-être que lui aussi a eu le courage de ne pas succomber aux charmes de Morphée…
            Surprise : en réponse au « biiiip » de mon téléphone retentit une sonnerie en provenance du vestiaire des femmes de service.
            Deuxième, troisième puis quatrième sonnerie. Personne dans les bureaux de la mairie ?... A cette heure-là ?... Ah si ! Ca décroche enfin.
            J’entends alors un
            « Allô ?... Dix secondes, s’il vous plaît ! Je suis à vous tout de suite ! Ne quittez pas ! »
            en stéréo : de mon portable et de derrière la cloison. Puis vois le responsable technique sortir tout rouge des vestiaires, tenant son portable d’une main et retenant son pantalon déboutonné de l’autre. Son caleçon à fleurs tranche avec la sévérité de son costume.
            Tel un setter irlandais à la chasse au canard, il marque l’arrêt en me voyant.
            Sortent alors de sa bouche des explications embarrassées…
            … et du vestiaire Guylaine, bien remise de sa salmonellose, tout aussi rouge et ébouriffée que son partenaire de jeu…

***
Duodi, 22

            La classe de neige approche. Je ramasse les fiches que j’ai données la semaine dernière à compléter aux parents.
            Elles se présentent de la manière suivante :

NOM : …………………………                  Prénom : …………………………
Classe : …………………………               Sexe : …………………………
Poids : …………………………                 Taille : …………………………
Pointure : …………………………            Niveau de ski : …………………………

            A « Taille », les parents de Julien ont écrit :
             « Environ 10 cm ».
            Je suppose qu’ils ont complété la fiche en la lisant verticalement.

***
Nonidi, 29

            Mon ouïe m’informe qu’à l’heure de la récréation, deux élèves ont bravé l’interdiction de rester à l’intérieur des locaux. Je m’approche à pas de loup des toilettes et voit par la porte entrouverte deux petits CP qui se font face dans la pénombre.
            Ils ont tous les deux le pantalon sur les chevilles. Gaëtan, visiblement et virilement en pleine forme, donne des cours particuliers, gestes à l’appui, à sa petite copine bien plus attentive qu’en classe. Il faut dire que la leçon est instructive et passionnante :
            « Et pis, le papa, il donne des grands coups de zizi dans la zézette de la maman. Il s’arrête et pis il lui donne une fessée et pis il recommence. Et pis il la traite de salope et pis il recommence à toute vitesse. Et pis la maman elle crie et elle dit « ze t’aime » et ils s’endorment. »

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            Sextidi, 16

            Karl est dans mon bureau. Philippe me l’a encore envoyé : il n’arrive plus à le canaliser. Que faire ? Prendre le téléphone et tout raconter à ses parents ?...
            Dilemme : la dernière fois que nous avons mis le père au courant, notre élève a ensuite eu du mal à s’asseoir pendant deux jours, à cause des coups de ceinture…
            Je discute avec lui.
            Il me prévient :
            « Si vous appelez mon père, il va me tuer ! »
            Je rétorque que nous lui avons déjà donné un milliard de chances, et que lui, de son côté, n’a guère fourni d’efforts. Que, de plus, il ne faut pas employer ce genre d’expression. Même si nous nous doutons de ce qui se passe à la maison…
            Il m’interrompt en hurlant :
            « Non, vous savez pas ! »
            J’argumente calmement : au vu de notre grand âge, nous avons un peu d’expérience. Des petits bonshommes comme lui, nous en avons croisé des dizaines. Et l’on imagine aisément ce qui se passe chez lui…
            Sans se soucier des lourdes larmes qui s’écoulent lentement de ses yeux, il m’assène :
            « Et quand vous avez votre père et votre mère qui se battent à coups de couteaux, vous faites quoi, vous ?... Moi, je me suis mis entre eux… Et j’allais défendre qui ? Hein ? Mon papa ou ma maman ? »

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           Septidi, 17

            Séance piscine.
            Car brinquebalant, vestiaires sales, atmosphère chaude et humide, cent décibels. Tout ce que j’aime !...
            Daphnée, qui, depuis le vol du début d’année, reste désormais habillée, et moi sommes au bord du bassin, jeans relevés sur les mollets. Nous encourageons nos canetons. Un de ses élèves reste tétanisé au bout du plongeoir. Incapable d’effectuer le grand saut, ou même de faire demi-tour. Et aucune voie de dégagement latéral…
            N’écoutant que son courage, Daphnée s’avance prudemment sur l’étroite planche en tendant le bras afin de récupérer son poussin et laisser la place aux suivants.
            Malgré le revêtement antidérapant, elle glisse avec grâce, telle une patineuse qui prend de l’élan pour tenter un double axel. Sauf qu’elle retombe lourdement. Le plongeoir se transforme en catapulte et expédie le trouillard dans les airs, ce qui lui permet d’exécuter une figure acrobatique à laquelle, si j’étais juge, je mettrais bien un 9,8 sur 10.
            Daphnée, après un premier rebond, s’accroche au plongeoir (ô temps suspends ton vol !), les pieds dans l’eau, et tente vainement une traction, éclaboussant les alentours en pédalant moitié dans le grand bain moitié dans le vide, provoquant un tourbillon, un peu comme lorsqu’un hélicoptère s’approche d’une étendue d’eau.
            Malgré l’ampleur de la tâche, elle lutte néanmoins courageusement encore quelques instants contre les lois de la pesanteur, pestant contre Newton. Puis, découragée, elle lâche l’affaire. Dans un plouf retentissant, elle effectue alors sa première séance d’entraînement en vue de la prochaine élection « miss tee-shirt mouillé » de cet été au camping de Palavas les flots.
            Enfin, elle met en application les conseils avisés des maîtres-nageurs pour regagner l’échelle salvatrice, refusant avec honneur et dignité la perche que l’un d’entre eux lui tend...

***
           Octidi, 18
           
            Thomas, notre soprano paillard du CE2, a un gros berger allemand, chien d’appartement par excellence.
            Chaque matin, il l’emmène se dégourdir un peu les pattes devant l’école car la pauvre bête doit ensuite passer le reste de la journée sur le balcon qui, bien que spacieux, est déjà pas mal occupé par l’antenne parabolique, les vélos, le congélateur, des sacs poubelle (pleins), le sapin du dernier Noël et les jardinières de géraniums.
            Les parents qui, le matin, sont trop occupés à dormir, ont donné une petite astuce à leur fils pour qu’il soit quand même à l’heure :
            « Dès que tu vois Monsieur Romain venir ouvrir le portail, tu mets la laisse à Dark Vador, tu le remontes, tu prends ton cartable, tu penses à bien refermer la porte et tu y vas ! ».
            Sauf que ce matin, le chien n’est pas d’accord : il a pénétré sans autorisation dans la cour de l’école (preuve que le panneau d’interdiction situé à l’entrée ne sert à rien, puisque la bête ne sait pas lire) et refuse d’en sortir. Ou, plus exactement, prend un malin plaisir à jouer à « Attrape-moi si tu peux ! » avec Thomas et ses copains qui tentent vainement de gagner la partie…
            Par prudence, je fais entrer tous les élèves dans les locaux, car le toutou doit bien manger son kilo de viande quotidien. Ne lui offrons pas sur un plateau d’argent plusieurs quintaux de rosbifs potentiels.
            08h30. J’ai encore une idée de génie. Je laisse le portail grand ouvert : la bestiole finira bien par s’en aller quand elle n’aura plus personne avec qui jouer. Ne restera plus ensuite qu’à le refermer, et nous serons tranquilles…
            10h00. Récréation. Dans la cour, je dois maintenant gérer quatre chiens errants
           
***
           Sextidi, 6

            Afin de réduire au maximum la participation des familles au voyage de fin d’année, j’ai demandé à mes élèves de tenter de gagner un peu d’argent. Ce sera toujours ça de moins à sortir du portefeuille parental ou de la coopérative scolaire.
            « Faites preuve d’imagination ! »
            leur ai-je dit.
            C’est ainsi que l’un a lavé la voiture de ses parents, l’autre a fait le ménage dans l’appartement familial, un troisième a fait les courses, etc. Quant à moi, j’ai voulu participer à l’effort collectif en pariant sur la victoire du PSG, mais ça n’a rien rapporté à la collectivité, j’ai juste perdu ma mise.
            16h00. Coup de fil de la maréchaussée. Bertrand et Anthony ont été trop imaginatifs. Ils ont vendu des fleurs aux gens du quartier. Et ont récupéré un pécule conséquent.
            Mais des personnes se sont plaintes de cette activité.
            Les propriétaires des jardins anciennement fleuris.

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